Critique « Bad Lieutenant »

3–5 minutes

Article écrit par :

  • Durée : 1h36
  • Réalisateur : Abel FERRRA
  • Acteurs : Harvey KEITEL – Zoé LUND – Frankie THORN – Victor ARGO
  • Date de sortie : 1992
  • Diffusion Plan Cultes : Mardi 23 avril 2024

Résumé : Un flic pourri accumule les dettes et les excès. Lorsqu’une nonne est violée par 2 hommes dans une église, il part à la recherche des tueurs et de la rédemption.

Critique (sans spoilers) : De nombreuses expressions sont régulièrement utilisées pour désigner les films dans le cadre d’un exercice critique : « comédie jubilatoire », « polar vénéneux », « chef-d’œuvre inclassable, « feel good movie », … Parfois galvaudées, elles sont le plus souvent très utiles pour résumer en quelques mots l’effet que procure un film.

Pour Bad Lieutenant, celle qui vient immédiatement à l’esprit c’est « film coup de poing ». Car c’est littéralement ce que ressent le spectateur à l’issue de la projection, comme un uppercut pris en pleine tête et dont on ressort sonné.

Mais malgré un aspect excessif et dérangeant, le film est totalement cohérent, grâce trois éléments qui s’interpénètrent et fonctionnent en total équilibre.

Il y a tout d’abord les conditions de production et de tournage, qui furent très particulières. Ferrara n’ayant pas pu convaincre son scénariste habituel (Nicolas St John, effrayé par la violence du film), il s’associe à Zoé Lund, figure de l’univers punk new-yorkais, mannequin, écrivain, actrice mais aussi junkie (elle décédera des suites d’une overdose en 1999). Elle fut pour beaucoup dans la véracité des prises de drogues, dont la légende dit qu’elles furent réelles (avec deux scènes de shoot en direct particulièrement éprouvantes).

Parallèlement, Harvey Keitel, dont c’est la première collaboration avec Ferrara, s’est fortement impliqué dans le rôle, allant jusqu’à utiliser son propre mal-être (il venait de vivre une séparation douloureuse) pour l’insuffler à son personnage. Présent de façon permanente à l’écran, il n’hésite pas à exposer son corps et son délitement moral face à la caméra et à jouer des scènes particulièrement glauques. Il en ressort une interprétation fiévreuse et totalement déjantée, qui accentue cette sensation de descente aux enfers.

Enfin, le tournage sauvage en seulement 18 jours dans les rues de New-York et le choix d’acteurs non professionnels confèrent au film un réalisme fascinant. C’est particulièrement frappant dans la scène finale, tournée en plein cœur de la ville, au pied du Madison Square Garden, avec de vrais passants dont la réaction est authentique.

Mais ce parti-pris de véracité ne se fait pas au détriment de la narration et du cinéma, bien au contraire. Ainsi, Ferrara adopte une mise en scène très travaillée, qui alterne naturalisme et sophistication, notamment en termes de photo, avec des scènes de jour en lumière naturelle et une nuit dominée par le bleu et le rouge des néons. Plus largement, toujours à bonne distance de ses personnages, en évitant le piège de la caméra à l’épaule et avec un montage fluide, il se permet de filmer frontalement la violence et la déchéance (comme cette scène terrible avec les deux jeunes filles dans la voiture), sans tomber dans la complaisance.

Surtout, Ferrara raconte une vraie histoire, celle d’un flic anonyme et pourri dont la vie part en lambeaux. Les nombreux travellings latéraux qui le suivent dans sa voiture symbolisent parfaitement cette trajectoire vers une chute que l’on sait inéluctable. Ecartelé entre un mal intérieur, un dégout de soi et un besoin de rédemption, le lieutenant fonce droit dans le mur, ce qui finit par nous émouvoir.

C’est là que se trouve la troisième pièce du triptyque mis en place par Ferrara, cette multitude de thématiques qu’il jette sans ménagement à la face du spectateur. Dépendance (au jeu, à l’alcool, aux drogues), violence (le lieutenant sort son flingue à tout bout de champ), perversion sexuelle, auto destruction, cynisme, mais également questionnement sur la foi religieuse et recherche du salut rédempteur.

On retrouve ici, poussée à son paroxysme, cette dichotomie propre à la communauté italo-américaine, tiraillée entre les préceptes de la religion catholique et la puissance dévastatrice de la ville de New-York de l’époque, avec ses putes, ses dealers, ses crimes et sa corruption.

Un thème cher à Martin Scorsese, qui a dit à propos de Bad Lieutenant : « C’est un film clef, (…) C’est un film exceptionnel, extraordinaire, même s’il n’est pas au goût de tout le monde… (…) C’est également un film pour lequel j’ai la plus grande admiration. On y voit comment la ville peut réduire quelqu’un à néant et comment, en touchant le fond, on peut atteindre la grâce. C’est le film new-yorkais ultime… (…) C’est pour moi l’un des plus grands films qu’on ait jamais fait sur la rédemption… « 

Il n’y a rien à ajouter.

Que regarder après :

Ne pas avaler (Nil by mouth)

Taxi driver

Uncut gems

24 h avant la nuit

Kids

Mad love in New-York

American gangster

Les Sopranos

Panique à Needle Park

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