SCANNERS

10–14 minutes

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Un film de David Cronenberg

Résumé

Marginalisé par des pouvoirs psychiques extraordinairement développés, le télépathe Cameron Vale reprend pied suite au traitement administré par le docteur Ruth, un scientifique à la tête de ConSec, une firme de sécurité et d’armement, ayant recruté Cameron afin de recenser tous les autres individus possédant comme lui des pouvoirs surnaturels. Une mission dont il n’a pas mesuré tous les dangers. Sa route va croiser celle de Daryl Revok, un scanner comme lui, mais malfaisant, si puissant et avide de revanche qu’il pourrait plier toute l’humanité à sa volonté.

Brainbomb

Après Chromosome 3, qui permit à Cronenberg de sortir de l’underground pour toucher un public plus large, Scanners confirme ce saut qualitatif et clôt pour le réalisateur le chapitre de la série B d’horreur. Le film, dont les qualités formelles valurent à Cronenberg la reconnaissance critique, fut un succès public mondial qui lui ouvrit la porte des studios hollywoodiens.

Pourtant, les conditions de production et de tournage furent particulièrement laborieuses. Pour de sombres histoires de déductions fiscales, Cronenberg fut obligé d’écrire le scénario et de le tourner simultanément, avec un calendrier de tournage régulièrement bousculé. A ces difficultés s’ajouta une ambiance exécrable sur le plateau, due en partie au comportement de l’acteur Patrick Mc Goohan, en proie à un alcoolisme sévère dont Jennifer O’Neill fera les frais (Le metteur en scène finira d’ailleurs par se brouiller avec les deux acteurs).

A ce stade, il faut être honnête et reconnaitre que ces avaries se ressentent à la vision du film, qui n’évite pas certaines longueurs, un scénario confus et des dialogues laborieux, portés par des comédiens qui semblent peu concernés par leurs rôles (hormis le génial Michäel Ironside, qui débute ici sa carrière de « méchant » d’anthologie). Pour autant, le film reste un pur produit du cinéma d’horreur de l’époque et surtout le témoin de la formidable maitrise de Cronenberg en termes de mise en scène.

En s’inspirant d’une histoire vraie survenue dans les années 40 au Canada (l’administration d’un médicament non testé à des femmes enceintes qui provoqua des malformations cérébrales chez leurs enfants) et sur la base d’un scénario qu’il a écrit lui même, Cronenberg affirme son univers et ses obsessions. Fraternité toxique, interactions entre le corps et le cerveau, critique de la science dévoyée et asservie par la société de consommation, Scanners explore les thèmes qui travaillent (et travailleront) son cinéma en profondeur. Parallèlement, le style de Cronenberg apparait ici dans toute sa splendeur, mélange de froideur esthétique et de violence brute.

Du fait de son aspect série B un peu mal écrite, Scanners est souvent éclipsé par Vidéodrome dans l’imaginaire collectif. Il n’en demeure pas moins une étape importante dans la filmographie de Cronenberg, traçant la voie vers un cinéma plus ample et plus ambitieux d’où émergeront des chefs-d’œuvre tels que La mouche ou Faux semblants.

Fiche technique

  • Titre original : Scanners
  • Durée : 1h37
  • Réalisateur : David Cronenberg
  • Pays d’origine : Canada
  • Distribution : Stephen Lack – Jennifer O’Neill – Patrick McGoohan – Michael Ironside
  • Date de sortie : 1981
  • Genre : Science fiction – horreur

Plans cultes

Séance : Mardi 1 avril à 19h30 (Cinéma Artplexe)

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Critique du Poulpe (par Séraphin)

Scanners, Famille, Marxisme

Scanners raconte l’histoire de personnes dotées de pouvoirs mentaux (empathie, télépathie, télékinésie, …) recherchées par une entreprise, ConSec, qui espère exploiter leurs pouvoirs. Parallèlement, un scanner rebelle cherche également d’autres scanners pour constituer une armée et dominer le monde ; tout scanner qui refuse de le rejoindre…. il le tue, comme il le fait avec tous ses ennemis. 

Le côté le plus intéressant du film, c’est cette relation entre la réalité intérieure, psychique, et la réalité extérieure, socio-économique et politique. On y voit comment la politique et l’économie influencent la vie familiale. Et vice-versa. ConSec, en tant qu’entreprise de sécurité privée qui souhaite exploiter les scanners comme une arme potentielle, est une représentation du profit de guerre capitaliste et impérialiste. Le fait que le père de Vale et Revok, le Dr. Paul Ruth, n’hésite pas à exploiter ses fils à des fins lucratives montre à quel point la politique et l’économie nuisent à la vie de famille.

Ruth est l’inventeur de l’éphémérol, un médicament qu’il a commercialisé pour les femmes enceintes dans les années 1940, mais qui a également eu l’effet secondaire surprenant de créer des scanners. Il a administré à sa femme les doses les plus fortes d’éphémérol, faisant de ses deux fils les scanners les plus puissants. Ruth semble savoir que Vale et Revok sont ses fils, mais cela ne semble pas lui importer beaucoup, car il ne se montre guère paternel envers eux : il veut simplement utiliser Vale pour traquer Revok et surtout, il se demande pourquoi il a abandonné ses fils quand ils étaient petits, laissant Vale devenir une épave et Revok un psychopathe. Sa peur que le programme « Ripe » ne crée de nouveaux scanners le surprend, mais jusqu’à ce qu’il en prenne conscience, il s’est contenté d’utiliser des scanners comme ses fils pour les profits de la ConSec.

C’est souvent un enfer d’être une personne empathique ordinaire, toujours à ressentir intensément les émotions des autres, surtout leur douleur. Comme la surcharge sensorielle que ressent Vale, son agonie à entendre les murmures des autres, de plus loin, dans un centre commercial, où deux femmes de la classe moyenne assises à une table le regardent de haut, le traitant de clochard. Il est si connecté aux autres et pourtant si aliéné. Si proche des gens et en même temps si loin. Le fait est que les scanners sont des êtres extrêmement sensibles et doués. Le traumatisme d’être séparés de leurs parents et de tout contact humain normal et affectueux leur est insupportable. On comprend aisément que Vale et Revok pourraient devenir fous avec leurs pouvoirs, bien que de manières presque opposées. 

Revok devient si fou qu’il tente de se suicider en se perçant un trou dans la tête et la marque est comme un troisième œil de Shiva. Sa douleur est en quelque sorte sa connaissance mystique supérieure. Plus tard, au lieu de tenter de détruire son propre esprit, il réussit à détruire celui d’un scanner dans la célèbre scène de l’explosion de tête. Cette scène illustre très bien symboliquement la projection de la pulsion de mort de Revok sur quelqu’un d’autre. Toute sa fragmentation, son effondrement psychologique, toute sa douleur intérieure sont projetés sur un autre scanner.

Le personnel de la ConSec tente de contrôler Revok en lui administrant une injection d’éphémérol, la drogue même qui lui a conféré ses pouvoirs. Jeu de mots avec « éphémère », cette drogue inhibe temporairement la capacité de balayage ; ce paradoxe entre la distribution et l’inhibition des pouvoirs psychiques illustre la relation logique entre les opposés, qu’on peut rapprocher du symbole de la tête mordante du serpent représentant les pouvoirs de balayage maximum.

Benjamin Pierce est aussi violent envers sa famille à cause du tourment que lui inflige l’empathie liée au scanner, du coup il utilise son art pour empêcher la douleur de le rendre fou. Lorsque Cameron Vale apprend à contrôler ses pouvoirs de scanner, il peut lui aussi vivre sans devenir fou ; mais Pierce sait qu’en dehors de son art, le seul moyen d’éviter la douleur est d’éviter tout contact avec les autres. Cette proximité, dans un monde d’aliénation, fait que son empathie le tourmente. La tête du serpent de la proximité, que nous trouverions comme une chose émotionnellement apaisante, car Pierce glisse trop facilement vers la queue mordue du serpent, pleine de nouvelles blessures.

Alors que l’exploitation des scanners par ConSec comme armes humaines à des fins lucratives est aisément présentée comme une marchandisation capitaliste, la constitution par Revok d’une armée de scanners, non seulement pour rivaliser avec ConSec, mais aussi pour dominer le monde, peut être présentée comme une forme de fascisme. Notons comment l’entreprise de Revok, Biocarbon Amalgamate, est une rivale de ConSec ; Revok gère également son programme « Ripe » par l’intermédiaire de ConSec. Cette relation amour-haine, entre les entreprises rivales, renvoie symboliquement à la relation entre capitalisme et fascisme.

Le groupe de scanners d’Obrist s’assoit en cercle, en état méditatif, et utilise ses pouvoirs pour se connecter les uns aux autres. Cette scène prouve que l’empathie n’est pas forcément douloureuse ; utilisée entre amis, elle peut faire naître un sentiment d’amour commun. De fait, les voir méditer ensemble en cercle ressemble presque à une expérience mystique. Ainsi, si ConSec représente le capitalisme, et Revok et ses assassins le fascisme, alors le groupe de scanners de Vale et Obrist peut être considéré comme représentant le socialisme… même s’il s’agit, d’une forme de socialisme libertaire et anarchiste, puisque leur groupe est mal protégé. De fait, les assassins de Revok interviennent et tuent tout le monde sauf Vale et Obrist ; c’est comme lorsque les fascistes de Franco ont pris le pouvoir en Espagne et écrasé les communistes et les anarchistes en seulement trois ans.

Vale et Obrist découvrent ensuite l’existence de l’entreprise rivale dirigée par Revok, dont le programme « Ripe » administre de l’éphémérol aux femmes enceintes pour fabriquer des bébés par scanner. Revok compte également sur un espion, Brandon Keller, qui lui fournit des informations sur ConSec et tente d’arrêter Vale et Obrist. Revok va même jusqu’à faire tuer son propre père Ruth par Keller : cela illustre bien comment le succès capitaliste peut mener à l’échec d’un foyer. Tout l’intérêt du contraste entre l’unité communautaire des scanners d’Obrist et ceux de ConSec et de Revok est de comprendre comment l’empathie doit nous unir, et non nous rendre fous et nous déchirer. C’est la coopération et l’entraide, et non la compétition et la destruction de soi-disant ennemis, qui feront avancer l’humanité.

Lorsque les agents de sécurité de ConSec tentent d’appréhender Vale et Obrist, elle fait croire à l’homme qui la pointe d’une arme qu’il menace sa mère ; il s’effondre et fond en larmes. On observe ici encore la relation tendue entre le maintien du système capitaliste et les relations familiales. Rappelons ce que Marx, dans le Manifeste communiste, avait à dire sur la famille en relation avec le capitalisme : « La famille bourgeoise disparaîtra naturellement lorsque son complément disparaîtra, et toutes deux disparaîtront avec la disparition du capital. Nous accusez-vous de vouloir mettre fin à l’exploitation des enfants par leurs parents ? Nous plaidons coupables de ce crime. ».

Mais revenons au film. Lorsque Revok prend Vale et Obrist sous sa garde, il espère établir un dernier contact avec quelqu’un, son propre frère. Bien sûr, son projet de dominer le monde avec sa future armée de scanners est une idée trop folle pour que Vale l’accepte, et Revok se sent donc trahi par lui comme par tous les autres. La confrontation finale qui s’ensuit entre les deux frères, scanners les plus puissants, est symboliquement une suppression des idéologies opposées, le socialisme et la domination fasciste.

De même, avec Vale et Revok, on ressent une tension glaciale lorsque ce dernier déclare : « Les frères devraient être proches, tu ne trouves pas ? ». Ce sentiment d’intense proximité, dans un monde hostile et aliéné, est le thème central de Scanners. C’est pourquoi l’empathie exacerbée des scanners, avec la surcharge sensorielle qui l’accompagne, est si angoissante pour eux. Au début, Revok semble avoir le dessus : Vale grimace, ses veines saignent et il se déchire même une cicatrice sanglante sur la joue. Revok arbore un sourire maniaque. Vale retrouve alors son calme, même couvert de sang et enflammé psychiquement par Revok. Les yeux de Vale explosent en éclaboussures de sang, tandis que ceux de Revok ne laissent apparaître que le blanc.

À la fin de l’affrontement, on ne sait pas vraiment qui a gagné. En effet, lorsqu’Obrist se réveille et entre dans la pièce, elle voit le corps de Vale gisant dans une silhouette de cendres, mais son pouvoir de balayage semble détecter sa présence. Accroupi dans un coin, un manteau le recouvrant, on aperçoit Revok, mais avec les yeux de Vale et sans la marque sur le front, qui dit avec la voix de Vale : « Nous avons gagné. » De toute évidence, Vale et Revok ne font qu’un… mais qui a gagné ? Quelle personnalité domine le corps de Revok ? Est-ce vraiment la voix de Vale que nous entendons, ou Revok force-t-il psychiquement ce dernier à dire qu’Obrist et lui ont gagné, pour la piéger ?

Revok est Shiva, le destructeur. Ruth est Brahma, le créateur (de tous les scanners). Vale est Vishnu, le protecteur, celui qui le soutient tout au long du film, dans toutes ses luttes pour survivre. En mourant et en ressuscitant, avec son esprit intégré dans le corps de Revok, Vale est aussi une figure christique, l’esprit conquérant la chair. Moi, en revanche, je suis matérialiste et je ne vois que le corps de Revok. Et même si Vale contrôle le corps de Revok, Obrist et lui devront toujours composer avec ConSec, qui espère fabriquer des armes à partir de la nouvelle génération de scanners qui est sur le point de naître. Alors, si c’est la vraie voix de Vale qui dit « Nous avons gagné », comment justifie-t-il son excès de confiance ?

Avec la fin de Revok, la réincarnation de Vale marque-t-elle le début d’un nouveau cycle de création/préservation/destruction ? Il semble bien que oui. Vale considère Revok comme une réincarnation de Ruth : le jugement de Vale pourrait-il être une projection, maintenant qu’il s’est réincarné dans la réincarnation Ruth de Revok ? Le cycle logique tourne en rond, indéfiniment, semble-t-il, avec non seulement l’irrésolution des conflits de classe, mais aussi celle des conflits familiaux. Et cette irrésolution dans la famille, qui « devrait être proche », est la véritable horreur symbolisée dans ce film.

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