Un film de Jim Jarmush
Résumé
Ghost Dog vit au-dessus du monde, au milieu d’une volée d’oiseaux, dans une cabane sur le toit d’un immeuble abandonné. Guidé par les mots d’un ancien texte samouraï, Ghost Dog est un tueur professionnel qui se fond dans la nuit et se glisse dans la ville sans qu’on le remarque. Quand son code moral est trahi par le dysfonctionnement d’une famille mafieuse qui l’emploie à l’occasion, il réagit strictement selon la Voie du Samouraï.
Mélange de genres
Après le magnifique et funèbre Dead man, Jim Jarmush se lance dans un projet différent, une œuvre hybride, à la croisée de plusieurs genres cinématographiques. Il s’agit de Ghost dog, une sorte de western oriental, qui emprunte également au film de gangsters, de samouraï, au cinéma expérimental, le tout enveloppé dans une ambiance hip-hop particulièrement travaillée.
Jarmush en profite pour nous faire partager sa cinéphilie, en citant explicitement les metteurs en scène et les films qui l’ont marqué et, en premier lieu, Le samouraï de Jean-Pierre Melville. Comme Alain Delon, le héros de Ghost dog, joué par Forest Whitacker, est un tueur à gage solitaire et mutique, dont les seuls compagnons sont les oiseaux et qui porte des gants blancs lorsqu’il accomplit sa mission. Mais le maître du polar n’est pas le seul à être cité et Jarmush nous parle aussi de cinéma japonais (notamment Kurosawa) ou Hong-kongais, tout en affirmant son admiration pour le Hagakure, code d’honneur des guerriers nippons rédigé au XVIIIe siècle.
Malgré ces citations assumées, le film reste original et Jarmush sait intégrer toutes ces influences pour en faire une œuvre personnelle. Cela tient tout d’abord à la mise en scène, précise et maitrisée, avec ces longs plans qui embarquent le spectateur au cœur de ce monde interlope, peuplé de personnages hauts en couleurs. Côté bande-son, les rythmes hip-hop omniprésents, composés par RZA, membre du fameux Wu-Tang Clan, jouent également un rôle important dans l’ambiance du film. Enfin, l’interprétation de Forest Whitaker, lui-même enfant des quartiers populaires du sud de Los Angeles et proche des milieux rap, est d’une rare intensité. Fruit d’une réflexion entre lui et Jarmush, son personnage, à la fois vulnérable et fort, mélancolique et violent, est la colonne vertébrale du film.
Ghost dog est film singulier, au rythme lent et silencieux, qui semble se dérouler comme en apesanteur. Le succès commercial à sa sortie fut modéré mais il devient rapidement un film culte.
Fiche technique

- Titre original : Ghost dog : the way of the Samuraï
- Durée : 1h46
- Réalisateur : Jim Jarmush
- Pays d’origine : Etats-Unis
- Distribution : Forest Whitaker – John Torney – Cliff Gorman – Tricia Vessey
- Date de sortie : 1999
- Genre : Hybride
Plan culte
Séance : Mardi 27 mai à 19h30 (Cinéma Artplexe)

Recommandations
- The king of New-York (Abel Ferrara)
- Blade (Stephen Norrington)
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- Nikita (Luc Besson)
- Le samouraï (Jean-Pierre Melville)
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- Equilibrium (Kurt Wimmer)
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- The wire (série)
La critique du Poulpe (par Séraphin)
Tu partiras comme un Samouraï
Jim Jarmusch est un cinéaste reconnu pour son approche minimaliste, son goût pour l’errance existentielle et sa capacité à construire des univers cinématographiques marginaux, empreints d’étrangeté et de poésie. Ghost Dog : The Way of the Samurai s’inscrit parfaitement dans cette esthétique, tout en déployant une poétique singulière, à la croisée des cultures, des genres et des époques. Le film raconte l’histoire de Ghost Dog, un tueur à gages afro-américain vivant selon le code des samouraïs (tiré du Hagakure), au service d’un mafieux italo-américain. Sous ses airs de film de gangsters urbain, Ghost Dog est en réalité une méditation philosophique et esthétique sur la loyauté, la solitude, le code d’honneur, la modernité et la disparition.
L’une des forces poétiques majeures du film réside dans son hybridation volontairement dissonante. Jarmusch fait un mélange de cohérence réaliste des éléments de cultures très différentes : la philosophie des samouraïs japonais, les codes du hip-hop américain, la mafia italienne de série B, les oiseaux, les écrans cathodiques, et les références à la culture populaire (de Rashōmon à Itchy & Scratchy). Cette juxtaposition crée une atmosphère flottante, presque onirique, qui semble échapper aux lois du temps et du lieu.

Ghost Dog, incarné par Forest Whitaker avec une intensité calme et mystique, est lui-même une figure anachronique. Il vit comme un ermite technologique dans un cabanon sur un toit, entouré de pigeons, armé de gadgets modernes, mais habité par un code féodal d’honneur et de fidélité. Il traverse une ville sans nom (tournée à Jersey City) qui semble suspendue entre décrépitude post-industrielle et rêverie intemporelle. Ce flottement poétique brouille les repères du spectateur et invite à une contemplation méditative.
La solitude du protagoniste est centrale dans la poétique du film. Ghost Dog est un homme détaché du monde, en dehors de toute appartenance sociale claire. Il ne parle presque pas, et ne communique qu’avec un nombre très restreint de personnes — un marchand de glaces haïtien avec lequel il n’a pas de langue commune, une petite fille curieuse à qui il prête des livres, et ses pigeons. Cette solitude n’est pas pathétique ; elle est choisie, revendiquée comme mode de vie. Elle devient le creuset d’une introspection permanente, portée par les citations du Hagakure qui jalonnent le récit et orientent notre lecture symbolique.

Chaque citation agit comme un haïku philosophique, intercalé entre les événements du récit, rappelant au spectateur que ce qu’il voit n’est pas un thriller classique, mais une quête existentielle. La solitude devient le lieu d’un silence qui parle, qui construit une identité poétique radicalement à contre-courant de l’individualisme néolibéral et de la violence gratuite du cinéma de genre.
Jarmusch est un maître du rythme lent, et Ghost Dog ne fait pas exception. Le film adopte une temporalité suspendue, presque cérémonielle. Les déplacements du personnage principal, ses gestes, sa manière de tuer, tout est chorégraphié comme un rite, presque une danse mortuaire. Cette lenteur, loin de lasser, crée une tension poétique qui fait surgir l’intensité dans les interstices du vide.
La bande sonore, composée par RZA (du Wu-Tang Clan), est un élément fondamental de cette poétique. Elle mêle beats hip-hop lents, nappes électroniques et sons organiques, créant un dialogue subtil entre tradition et modernité, entre sagesse orientale et énergie urbaine. Elle agit comme un contrepoint musical aux silences du film et à la parole rare de son héros.
Contrairement à la plupart des films de gangsters ou de tueurs à gages, Ghost Dog ne glorifie pas la violence. Elle y est représentée avec une froideur presque clinique, sans excès ni esthétisation gratuite. Elle est toujours encadrée par une forme de rituel, un code, un respect paradoxal. Ghost Dog ne tue jamais par plaisir ni par pulsion ; ses gestes sont ceux d’un exécutant, fidèle à un seigneur qu’il sait déchu mais auquel il reste lié par le code du Bushidō.

Cette violence ritualisée devient poétique en ce qu’elle évoque, au-delà de l’acte, le tragique d’une fidélité inadaptée au monde moderne. La fin du film, où Ghost Dog accepte volontairement sa propre mort, s’inscrit dans cette logique sacrificielle et poétique, proche des tragédies classiques. Elle rappelle que la beauté peut naître dans la cohérence intérieure d’un homme, même si cette cohérence le mène à sa perte.
La ville où se déroule le film est en elle-même un personnage poétique. C’est un monde en ruines, où les mafieux vieillissants sont ridicules, dépassés, où les enfants lisent des livres que les adultes ont oubliés, où les animaux (pigeons, chiens, ours) sont plus présents que les humains. Cette ville-monde en décomposition agit comme un reflet de la disparition d’un ordre symbolique.
Ghost Dog est un vestige d’un monde révolu, mais il incarne aussi la possibilité d’un sens dans le chaos. Sa fidélité, sa discipline, son retrait du monde sont des formes de résistance silencieuse. Il n’est pas un héros classique ; il est un poète guerrier, dont la vie est un haïku tragique inscrit dans le béton et la poussière d’un monde sans repères.

Ghost Dog est un film profondément poétique parce qu’il choisit de regarder le monde depuis ses marges. C’est un film de contrastes — entre traditions anciennes et technologie moderne, entre codes moraux et réalités absurdes, entre silence et musique, entre solitude et altérité. Jim Jarmusch y compose une œuvre atypique, philosophique, lente et pénétrante, qui questionne la place de l’individu dans un monde désenchanté. En donnant la parole à un personnage marginal qui choisit de vivre selon une éthique personnelle inflexible, Jarmusch propose une poétique de la fidélité intérieure et de la beauté silencieuse. Ghost Dog n’est pas seulement un film sur un tueur ; c’est une élégie contemporaine, un chant pour les solitaires qui cherchent, malgré tout, à vivre avec honneur dans un monde sans lois.





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