LES NERFS À VIFS

5–8 minutes

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Un film de Martin Scorsese

Résumé

Max Cady, condamné à quatorze années de prison pour viol et voie de fait sur une mineure, est à nouveau libre. Avec détermination et rigueur, il entreprend de se venger de l’avocat Sam Bowden, qu’il estime responsable de son incarcération.

American psycho

Dans le cinéma américain moderne, le remake constitue presque un genre à part entière, surtout depuis la fin des années 90, lorsque la recherche du profit rapide et facile devient l’obsession des studios hollywoodiens. Mais il fut également utilisé par les metteurs en scène du Nouvel Hollywood, qui virent en lui un moyen d’affirmer leur admiration pour le cinéma de leurs ainés. C’est ainsi que John Carpenter a adapté Howard Hawks (The thing), William Friedkin Henri-Georges Clouzot (Le convoi de la peur) et que Martin Scorsese a réalisé Les nerfs à vif, un remake d’un film de 1962 de Jack-Lee Thompson avec Gregory Peck et Robert Mitchum.

Porté au départ par Robert de Niro et Steven Spielberg (qui devait en assurer la réalisation), le film a été proposé à Scorsese qui le refuse plusieurs fois, trop occupé par son projet phare Les affranchis. Il se laissera finalement convaincre, avec l’assurance d’obtenir des studios Universal une liberté totale pour adapter le scénario à sa mesure. Scorsese et son scénariste vont alors réécrire le script de nombreuses fois, afin de dépasser la vision manichéenne et les personnages simplistes de l’œuvre originale. L’objectif est d’accentuer le caractère démoniaque du méchant de service (Robert de Niro en roue libre dans son personnage de psychopathe déjanté), tout en laissant planer le doute sur les intentions louables du bon avocat et de sa famille modèle (Nick Nolte admirable dans un rôle peu reluisant).

Il en résulte un film outrancier, parfois boursouflé, dans lequel Scorsese pousse au maximum les curseurs de sa mise en scène, en assumant des choix de montage et de découpage totalement excessifs. Le réalisateur de Casino s’approprie les codes et les carcans du thriller classique, avec son déroulement codifié et ses scènes attendues, pour mieux le faire exploser dans un crescendo pervers et grandiloquent (voire à la limite du grotesque dans le combat final).

Mal aimé pour ces raisons des admirateurs de Scorsese, Les nerfs à vif se lit en fait davantage comme un exercice de style maniériste que comme une œuvre majeure dans sa filmographie. Pour autant, si l’on fait abstraction de cette démesure, le film instille (notamment avec le portrait de cette famille américaine dysfonctionnelle) un sentiment de malaise que le faux happy-end ne viendra pas dissoudre. Du pur Scorsese !

Fiche technique

  • Titre original : Cape fear
  • Durée : 2h03
  • Réalisateur : Martin Scorsese
  • Pays d’origine : Etats-Unis
  • Distribution : Robert de Niro – Nick Nolte – Jessica Lange – Juliette Lewis – Robert Mitchum – Gregory Peck
  • Date de sortie : 1991
  • Genre : Thriller

Plan culte

Séance : Mardi 20 mai à 19h30 (Cinéma Artplexe)

Recommandations

  • J’ai rencontré le diable (Kim Jee-woon)
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  • No country for old man (Coen)
  • American beauty (Sam Mendes)
  • Halloween (John Carpenter)
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  • Liaison fatale (Adrian Lyne)
  • Les sorcières d’Eastwick (Robert Zemeckis)
  • Angel Heart (Alan Parker)

Critique du Poulpe (par Séraphin)

Au nom de la Loi je vous maltraite

La violence, le péché et la rédemption constituent la sainte Trinité du cinéma de Martin Scorsese. Avec Les Nerfs à vif, thriller psychologique à la tension exacerbée, nous sommes face à un cinéaste qui transcende la simple mécanique du film de vengeance pour s’ériger en méditation sinistre sur les conséquences du système pénal rétributif. Sous ses dehors de suspense haletant et d’étude de caractère, le film s’avère, en creux, une critique implicite mais puissante de l’institution carcérale et de ses effets délétères sur l’individu, en particulier lorsqu’elle est dénuée de toute prétention à la réhabilitation.
Max Cady, incarné par un Robert De Niro possédé, surgit comme un spectre sorti des limbes du système pénitentiaire, chargé d’une violence plus froide encore que celle qui l’a mené à l’incarcération. Condamné à quatorze années de prison pour le viol brutal d’une jeune femme, Cady réémerge dans le monde libre, non pas anéanti ni repentant, mais transfiguré en vengeur implacable, armé d’une maîtrise glaçante de la rhétorique juridique, forgée dans l’enfer carcéral. Là où l’on attendrait la domestication du criminel par le châtiment, Scorsese montre au contraire une figure façonnée par l’institution punitive elle-même, convertie en monstre par un système qui prétend moraliser tout en broyant. On nous apprend depuis toujours que la prison est une des pire choses à vivre. Max survit à cette expérience carcérale (comme beaucoup) et donc se crée en lui un sentiment d’invincibilité. Il devient Dieu. Il pense l’être.

Le film s’articule dès lors comme une critique acerbe de la prison comme lieu de transformation morale : loin de purifier l’âme du condamné, elle devient le lieu de son approfondissement dans le mal, un incubateur d’obsessions, d’idéologies de revanche, de détournement de la loi à des fins personnelles. Cady est, à bien des égards, l’enfant légitime du système pénal américain : il en connaît les rouages, les failles, les hypocrisies, et les utilise comme des armes contre celui qu’il tient pour responsable de son malheur — son ancien avocat, Sam Bowden, interprété par Nick Nolte, incarnation bourgeoise de la mauvaise conscience.

Il serait aisé de rejeter Cady comme une pure figure du Mal, une anomalie psychotique. Mais Scorsese sème suffisamment de zones d’ambiguïté pour rendre cette lecture inconfortable. Le film interroge subtilement la légitimité morale du châtiment : Bowden, que l’on pourrait croire du bon côté de la justice, n’est pas exempt de faute ; il a volontairement dissimulé une preuve favorable à Cady lors du procès, scellant ainsi son destin carcéral. Alors que, nous, spectateurs normalement constitués nous nous réjouissons presque de cette falsification qui a envoyé un violeur de mineurs en prison et bien chez Scorsese, la loi est sujette à manipulation, intéressée, faillible — et en cela, elle ne peut s’ériger en garante d’une quelconque justice transcendante.

Dans cette perspective, Les Nerfs à vif s’inscrit dans une lignée de récits abolitionnistes qui refusent de voir la prison comme un horizon indépassable de la réponse sociale au crime. En filmant avec autant d’insistance les stigmates physiques et psychiques portés par Cady — ses tatouages évocateurs, sa discipline spartiate, sa culture juridique autodidacte, fruit de l’enfermement — Scorsese nous donne à voir non pas un homme qui a « purgé sa peine », mais un sujet qui a incorporé la violence de l’institution pénale au point de devenir l’incarnation de son échec.

Enfin, l’ultime confrontation, dans les eaux sombres du bayou, prend une dimension quasi biblique, où la vengeance, le péché et la culpabilité se dissolvent dans une catharsis trouble. Le film ne propose pas de rédemption, ni pour Cady ni pour Bowden ; il ne suggère aucune résolution morale nette. Et c’est précisément cette absence de clarté, cette opacité éthique, qui rend Les Nerfs à vif si pertinent dans une lecture abolitionniste : en refusant de cautionner la prison comme solution, en montrant ses ravages intérieurs, il nous invite à repenser radicalement notre rapport à la punition.
Scorsese, à travers cette œuvre, ne plaide pas tant pour l’innocence de Cady que pour la culpabilité du système. Le film devient ainsi, sous son vernis de thriller hollywoodien, une élégie perverse sur la violence cyclique et une mise en accusation voilée de la prison comme non-lieu de la justice, là où l’on croyait voir son accomplissement.

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