Un film de Paul Verhoeven
Résumé
Sans famille, sans amis et sans argent, Nomi Malone débarque à Las Vegas pour réaliser son rêve : devenir danseuse. A peine arrivée, elle se fait voler sa valise par l’homme qui l’a prise en stop. Perdue dans la ville, Nomi doit son salut à Molly Abrams, costumière au «Cheetah», un cabaret réputé de la ville. Molly lui trouve un job de stripteaseuse dans une boîte où elle fait elle-même quelques extras. Cristal Connors, la vedette du «Cheetah», très attirée par Nomi, la fait engager dans son show où elle gravit rapidement les échelons. Dans les coulisses impitoyables de Vegas, Nomi devient très vite une rivale gênante.
L’envers du décor
D’une manière générale, les producteurs hollywoodiens sont assez frileux et ne financent que des films dont ils sont à peu près certains du succès commercial. Mais lorsqu’ils sont convaincus par un projet, ils sont capables de foncer aveuglément, au risque d’y laisser des plumes. Voilà ce qu’il s’est passé en 1995 avec Showgirls, réalisé par Paul Verhoeven.
A l’époque, ce dernier vient de cartonner au box-office avec deux films, Total recall et Basic instinct. Tout auréolé de succès, il décide de porter à l’écran un nouveau scénario de Joe Eszterhas, vaguement inspiré de All about Eve de Mankiewicz et dont l’action se déroule à Las Vegas. Les producteurs sont aux anges, persuadés de tenir là un grand film sur la réussite et le rêve américain. Ils lâchent alors un budget de 45 millions de dollars et donnent à Verhoeven une liberté totale pendant le tournage.
Seulement voilà, si le réalisateur de Robocop a pour modèle les grandes comédies musicales des années 40/50, il n’est ni Cukor ni Minelli. Il se fout éperdument de l’élégance et du romantisme propres au genre, lui préférant le cynisme et l’arrivisme, dans un Las-Vegas capitale du sexe et de la débauche. Et il balance avec Showgirls une œuvre volontairement grotesque et outrancière, dont l’esthétique baigne constamment dans la démesure et le mauvais goût.
Sans surprise, le film sera un échec cuisant au box-office, avec seulement 20 millions de dollars de recettes en salles. Surtout, il sera lynché par la critique américaine (et française peu après), scandalisée par cette vulgarité assumée et qui n’a pas supporté qu’un immigré européen jette un tel pavé dans la mare. Showgirls dominera même les « Razzie awards », en remportant les prix de « pire film », « pire scénario » et « pire actrice » pour Elizabeth Berkley, comédienne quasi débutante dont la carrière ne s’en remettra pas.
Mais heureusement, les fées du cinéma veillaient sur le berceau et quelques années plus tard Showgirls bénéficiera d’une réhabilitation spectaculaire, tant commerciale que critique. Porté par son statut d’objet culte et de plaisir coupable, le film rencontre d’abord un succès inattendu en vidéo et DVD, accumulant plus de 100 millions de dollars de recettes. Intrigués, les critiques et les historiens du cinéma lui redonnent une seconde chance et, pour beaucoup révisent leur jugement, aux Etats-Unis et ailleurs. Ce fut le cas notamment du grand cinéaste et ancien critique Jacques Rivette, qui dira à son sujet « Comme tous les films de Verhoeven, Showgirls est très déplaisant : il s’agit de survivre dans un monde peuplé d’ordures, voilà sa philosophie. De tous les films américains qui se déroulent à Las Vegas, c’est le seul qui soit vrai » .
Satire au vitriol de l’Amérique, Showgirls est ainsi passé en quelques années du statut d’œuvre maudite à celui de film majeur des années 90.
Fiche technique

- Titre original : Showgirls
- Durée : 2h11
- Réalisateur : Paul Verhoeven
- Pays d’origine : Etats-Unis
- Distribution : Elisabeth Berkley – Kyle McLahan – Gina Gershon – Glenn Plummer
- Date de sortie : 1995
- Genre : Drame
Plan culte
Séance: Mardi 3 juin à 19h30 (Cinéma Artplexe)

Recommandations
- You don’t Nomi (Jeffrey Mchale – Documentaire)
- The substance (Coralie Farget)
- Babylone (Damien Chazelle)
- Opening night (John Cassavettes)
- Anora (Sean Baker)
- Strictly ballroom (Baz Lhurman)
- Mullholand drive (David Lynch)
- Black swan(Darren Aronofsky)
- Burlesque (Steve Antin)
- Moulin rouge (Baz Lhurman)
- Titane (Julia Ducournau)
- Casino (Martin Scorsese)
- Flesh and blood (Paul Verhoeven)
- Cabaret (Bob Fosse)
- Las Vegas Parano (Terry Gilliam)
- Valley of the dolls (Mark Robson)
La critique du Poulpe (par Séraphin)
Showgirls dans un monde de cowboys
Showgirls, réalisé par Paul Verhoeven, est un objet cinématographique paradoxal, tour à tour vilipendé, réévalué, puis consacré comme œuvre culte. Si son excès baroque, ses dialogues outranciers et sa mise en scène tapageuse ont longtemps masqué sa profondeur potentielle, une relecture critique révèle un film bien plus ambigu, qui interroge férocement les dynamiques de pouvoir, de genre et de spectacle dans une société dominée par le regard masculin et l’économie néolibérale du désir.
Le film s’inscrit, dès sa genèse, dans un système hollywoodien saturé de codes visuels hérités du regard masculin. Inspiré des thèses de Laura Mulvey (sur lesquelles se base Iris Brey dans son ouvrage Regard Féminin), le male gaze renvoie à une esthétique cinématographique où la caméra adopte le point de vue d’un spectateur masculin hétérosexuel, transformant les femmes en objets de désir passifs, souvent dénudés, toujours à contempler. Showgirls semble, à première vue, s’inscrire pleinement dans cette logique : le corps de Nomi (Elizabeth Berkley) est exposé, découpé par la caméra, fétichisé dans chaque scène de danse ou de nudité.

Mais ce serait une erreur de s’arrêter à cette lecture superficielle. Verhoeven, cinéaste européen exilé à Hollywood, a toujours entretenu un rapport ironique et dialectique avec les codes de l’industrie américaine. À travers l’hypersexualisation de Nomi et des danseuses du Stardust, le film pousse à l’extrême les mécanismes de l’objectification jusqu’à les rendre grotesques, voire insoutenables. Cette stratégie d’exagération, typique de Verhoeven, fonctionne comme une mise en abyme critique : en surreprésentant le male gaze, Showgirls le rend visible, le dénaturalise, le ridiculise même. Ce n’est plus simplement la femme qui est nue ; c’est le regard lui-même qui se dénude, révélé dans sa voracité et sa violence.

Showgirls n’est pas simplement un drame érotique ; c’est un conte cruel sur le capitalisme du corps. Nomi, jeune fugitive sans attaches, gravit les échelons d’un Las Vegas carnavalesque, faux temple de liberté mais véritable machine à broyer les individus. Chaque danse, chaque sourire, chaque mouvement de bassin est monétisé. Le strip-tease n’est pas une transgression, mais la norme – une métaphore du système qui oblige les femmes à performer le désir des autres pour exister.
La dimension politique du film émerge ainsi dans son portrait impitoyable d’une société où tout – même la sexualité – est régi par les lois du marché. Le spectacle est partout, y compris dans la violence : la scène de viol collectif, d’une brutalité insoutenable, constitue un basculement tragique. Elle met à nu la complicité entre le pouvoir économique, le sexisme systémique et le silence institutionnel. En cela, Showgirls anticipe, avec une lucidité noire, les scandales de l’ère #MeToo. Le fait que la justice n’intervienne jamais, et que seule la vengeance privée offre une forme de résolution, souligne le désengagement des structures officielles face à la violence faite aux femmes.

Nomi est une protagoniste difficile à cerner. Elle est à la fois une victime et une prédatrice, une icône de résilience et un pur produit du système. Son parcours n’est ni un conte de fées ni une descente aux enfers, mais une traversée des zones grises de la réussite américaine. En refusant d’adhérer complètement aux rôles qui lui sont assignés (starlette docile, victime silencieuse, amante manipulée), elle finit par s’en extraire – mais à quel prix ? Son départ final, dans un pick-up similaire à celui du début, boucle la boucle : a-t-elle évolué ou a-t-elle simplement survécu ?
Cette ambiguïté fait la force du film : il ne moralise pas, il expose. Il ne sauve pas son héroïne, il la laisse partir. Le spectateur, quant à lui, est mis face à ses propres contradictions, attiré par le spectacle qu’il est simultanément invité à condamner.
Showgirls est une œuvre qui dérange parce qu’elle nous montre ce que nous préférons souvent ignorer : la manière dont la culture populaire, sous couvert de divertissement, reproduit et amplifie des rapports de domination profondément enracinés. En jouant avec les codes du male gaze, Verhoeven ne s’y soumet pas : il le met en crise. En stylisant à l’extrême l’univers du strip, il en dévoile la logique mortifère. Si le film a été incompris à sa sortie, c’est peut-être parce qu’il tend un miroir impitoyable à un public peu disposé à y reconnaître ses propres désirs. En ce sens, Showgirls est bien plus qu’un film sur la sexualité ; c’est une satire cruelle sur le pouvoir, la marchandisation du corps, et l’illusion de l’émancipation dans un système qui transforme tout – même la révolte – en spectacle.





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