FISH TANK

7–11 minutes

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Un film d’Andrea Arnold

Résumé

A 15 ans, Mia est une adolescente rebelle avec une unique passion : la danse hip hop. Un jour d’été, sa mère rentre à la maison avec un nouvel amant, Connor, qui s’installe chez elles. Est-ce enfin une promesse de bonheur ou bien un leurre ?

Made in England

Sur le papier, Fish Tank, sorti en 2009, pourrait sembler anodin, énième plongée dans l’Angleterre des prolos et des laissés pour compte du libéralisme britannique. On pense évidemment au cinéma de Ken Loach et de Mike Leigh, qui, depuis les années 70, nous plonge dans la réalité sociale de leur pays. Mais ça serait faire injure au talent d’Andrea Arnold de la cantonner à cette comparaison car, tout en assumant la filiation, elle propose dans ce chemin balisé (voire empesé pour les derniers films de Ken Loach) une approche très personnelle.

Avec une écriture précise et resserrée, une direction d’acteur toute en finesse et surtout la capacité à construire un récit original, la réalisatrice livre une œuvre à la fois puissante et sensible. Et si dans de nombreux films la réalité sociale est utilisée comme simple toile de fond, ce n’est pas le cas de Fish Tank, qui colle parfaitement à son époque.

Le film est également porté par la sincérité du jeu des acteurs, et notamment la débutante Katie Jarvis, extraordinaire de vérité dans la peau de cette ado de 15 ans révoltée qui étouffe au sein de sa cité HLM. Grâce à elle et l’utilisation intelligente des lieux de tournage (toujours ces banlieues moroses autour de Londres), Andrea Arnold évite à ses personnages de tomber dans la caricature sociale vindicative. Le film fonctionne alors comme une sorte de huit clos à ciel ouvert, dans lequel les barres HLM symbolisent les aquariums (les fish-tank) dans lesquels sont enfermés de pauvres créatures sans défense.

Le film reçut le prix du jury au Festival de Cannes (comme son précédent Red road) et rencontra le succès critique. Depuis 2009, Andrea Arnold n’a réalisé que 3 films, dont le magnifique Bird sorti en 2024.

Fiche technique

  • Titre original : Fish Tank
  • Durée : 2h04
  • Réalisateur : Andrea Arnold
  • Pays d’origine : Royaume Uni
  • Distribution : Katie Jarvis – Michael Fassbender – Kirston Wareing – Harry Treadaway
  • Date de sortie : 2009
  • Genre : Drame

Plan culte

Séance: Mardi 24 juin à 19h30 (Cinéma Artplexe)

Recommandations

  • Trainspotting 2 (Danny Boyle)
  • A nos amours (Maurice Pialat)
  • Florida Project (Sean Baker)
  • Diamant brut (Agathe Riedanger)

La critique du Poulpe (par Séraphin)

Andrea Arnold, avec Fish Tank, signe une œuvre à la fois viscérale et poétique, enracinée dans le réalisme social britannique mais portée par une sensibilité lyrique rare. Le film suit Mia, une adolescente en colère, errant dans une banlieue grise de l’Essex, où les rêves semblent s’effondrer aussi vite que les bâtiments qui l’entourent. Au-delà de la critique sociale, Arnold offre une méditation sensorielle sur le corps, la nature et la fluidité de l’identité.

Le premier élément marquant du film est sa texture. La caméra à l’épaule d’Arnold suit Mia au plus près, dans une proximité presque corporelle. Le spectateur est enfermé avec elle, ressentant chaque secousse, chaque pulsion. Ce style documentaire crée une sensation d’immersion, mais loin d’être une simple stratégie de réalisme, il est un outil d’expression de la psyché de Mia. Son corps, sa voix, ses gestes sont autant de langages organiques par lesquels elle tente de s’ancrer dans un monde mouvant, fuyant.

Cette organicité dépasse le style : elle est dans la matière même du film. Les murs décrépis, les sols sales, les graffitis, les bruits ambiants – tout ce décor est perçu non comme fond mais comme environnement vivant, presque hostile, ou du moins indifférent. Le monde de Fish Tank n’est pas un cadre figé, c’est une matière qui respire, suinte, se décompose.

L’eau, dans Fish Tank, est à la fois motif narratif, symbole psychologique et véhicule poétique. Elle s’impose comme élément structurant du parcours de Mia. Citons ici Gaston Bachelard, pour qui l’eau est « la matière même du rêve » (L’eau et les rêves, 1942), mais aussi le lieu du retour au sein, de la dissolution de l’être, de la rêverie et de la mort.

 « L’eau est la matière de la mort lente et douce. Elle est une invitation au repos, à l’effacement. »

Dans le film, l’eau apparaît dès le titre – le « fish tank », aquarium, évoquant à la fois la captivité et le monde aquatique clos, où l’on tourne en rond. Mia elle-même est comme un poisson piégé dans un espace trop étroit pour ses pulsions, ses rêves et ses désirs.

La rivière – motif récurrent – est d’abord associée à une forme de liberté, une échappée dans la nature, loin du béton et des conflits familiaux. Mais elle devient aussi, progressivement, un lieu d’angoisse. 

L’eau est aussi présente dans la scène où Mia tente de noyer l’enfant de Connor – un geste de rejet, de violence contenue, mais aussi de métaphore : tuer l’illusion, dissoudre les rêves qu’on lui avait fait miroiter. L’eau est la matière du rêve qui meurt. Et encore une fois, Bachelard éclaire cette scène :

 « Le rêve d’eau s’achève en eau morte. »

Ce geste de noyade est donc aussi un rite de passage : Mia abandonne une certaine naïveté, une attente de reconnaissance ou d’amour paternel. L’eau, ici, n’est plus rêverie mais purification – par destruction.

L’autre aspect organique du film est la manière dont Arnold filme les corps : Mia danse seule, sue, saigne, crie, dort – son corps est son seul territoire. Son rapport au monde passe par le mouvement, le contact. Le film explore l’éveil au désir, mais dans une tension constante entre tendresse et danger. La relation ambiguë avec Connor est centrale : il est à la fois celui qui la valorise (par le regard, par l’attention), et celui qui la trahit, incarnant un pouvoir adulte destructeur.

Mais là encore, le désir n’est pas univoque. Il est fluide, mouvant, contradictoire. Mia ne sait pas ce qu’elle cherche, mais elle le cherche dans les interstices : les silences, les gestes ambigus, les danses filmées maladroitement. Le film ne moralise jamais, il observe, il ressent.

Malgré la dureté du monde, Fish Tank laisse la place à la rêverie, à une certaine forme de poésie brute. Le son des oiseaux, les escapades dans la campagne, les moments volés de danse ou de rire sont des respirations, des flottements.

Dans les derniers instants du film, Mia quitte la cité dans une voiture. Cette sortie est ambivalente : est-ce une fuite ou une renaissance ? Arnold ne tranche pas. L’eau ne se fige pas. Bachelard encore :

« L’eau fuit, l’eau coule, l’eau tombe, elle est toujours en mouvement ; elle est un élément qui oblige l’homme à rêver. »

Ce rêve n’est peut-être pas celui d’un avenir radieux, mais d’une liberté, d’un espace autre. Mia n’est plus prisonnière de l’aquarium. Elle est dans le courant, dans le flux du devenir. 

Si l’eau est le motif central de Fish Tank, une autre présence naturelle plus discrète, mais tout aussi significative, traverse le film : celle du vent. Ce souffle invisible, ce mouvement d’air, accompagne plusieurs scènes-clés, souvent en périphérie, comme un murmure du monde extérieur, une pulsation secrète qui relie Mia à une dynamique plus vaste, plus primitive. Le vent, comme le souligne Gaston Bachelard, est « une puissance sans visage, sans forme, mais pourtant chargée d’intention ». Dans Le Vent et le Souffle, il écrit :

« Le vent est un être de solitude, un être errant. Il est la dynamique même de la liberté, il n’habite pas, il passe. »

Cette idée trouve une résonance profonde dans le personnage de Mia. Elle est, comme le vent, une présence instable, en quête de mouvement, de brèche, d’ouverture. Elle ne tient pas en place, cherche constamment à s’évader – de sa tour d’immeuble, de sa famille, de son corps même parfois. Sa colère, son énergie physique, son désir de danser ou de courir, traduisent une volonté de libération qui relève du souffle vital, de l’élan du vent.

On entend ce vent à plusieurs reprises dans le film : lorsqu’elle s’échappe dans les terrains vagues, dans les hautes herbes agitées ; lorsque la fenêtre de sa chambre laisse entrer un courant d’air, signal discret d’un monde en mouvement, au-delà de sa cage de béton. Le vent est là, diffus, mais porteur d’une poétique de l’ailleurs. Il est l’appel de l’inconnu.Bachelard écrit encore :

 « Le vent, c’est le premier souffle du rêve d’arrachement. Il pousse le rêveur hors de lui-même. »

C’est exactement ce que Mia incarne : un être en état de déracinement, en tension entre la pesanteur de son environnement social et un désir de verticalité, de légèreté, de mouvement vers autre chose. Le souffle est aussi une métaphore du souffle intérieur, celui de la parole refoulée, de l’émotion contenue, du cri qui ne sort pas. Mia parle peu, mais elle respire fort. Elle est habitée par ce souffle de révolte, cette tempête intérieure que la caméra d’Arnold capte avec pudeur.

Le vent, dans Fish Tank, est donc moins un élément narratif qu’un élément atmosphérique de la psyché : il est le climat de Mia, son humeur météorologique. Il traverse le film comme elle traverse les cadres : brusquement, sans prévenir, dans un refus de la fixité. Dans la scène finale, lorsqu’elles quittent la ville, on sent une ouverture dans l’air, un espace plus vaste, un vent de possibilité. Il ne s’agit pas d’une résolution, mais d’un souffle nouveau – et peut-être de l’amorce d’une respiration propre.

Ainsi, Fish Tank se construit comme une matière vivante, où les éléments naturels — eau et vent — ne sont pas de simples décors mais des forces poétiques intérieures. L’eau y est rêve et mort, dissolution et passage ; le vent y est souffle vital, appel de liberté, principe de mouvement.

Andrea Arnold rejoint, consciemment ou non, Gaston Bachelard où les éléments révèlent les états de l’âme. À travers Mia, c’est une jeune fille à la fois aquatique et aérienne qui cherche à survivre dans un monde lourd, sec, bétonné. Son corps est pris dans un double flux : celui de l’eau qui lave, noie ou révèle ; et celui du vent qui pousse, caresse ou emporte.

Fish Tank n’est pas seulement un film social. C’est une fable élémentaire, une rêverie sensorielle sur l’adolescence, où les forces de la nature deviennent les alliées silencieuses d’une transformation intérieure.

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