Un film de Robert Eggers
- Durée : 1h33
- Pays d’origine : Etats-Unis
- Date de sortie : 2015
- Genre : horreur
Pour sa première réalisation, Robert Eggers signe un film d’horreur sombre et envoûtant, au scénario totalement maîtrisé et superbement mis en scène
Il en va du cinéma d’horreur comme du rock’n’roll, alors qu’on le croit mort ou totalement endormi, il renait à la faveur d’un film qui fait le buzz dans les festivals et déclenche l’enthousiasme. A cette occasion, la réussite artistique se double souvent de marketing, un savant mélange qui permet aux œuvres en question de créer leur propre mythologie au fil des ans.
The Witch s’inscrit directement dans cette veine, avec une affiche qui n’hésite pas à clamer « le cinéma d’horreur existe encore ! » et des réactions d’un enthousiasme débordant lors de sa présentation au festival de Sundance (dont il repartit avec le prix de la mise en scène). Une hype un peu exagérée mais justifiée tant le film est efficace et sait distiller la peur, tout en renouvelant les codes d’un genre naviguant trop souvent entre remakes sans imagination et surenchère gore.
Ainsi, faisant le choix d’une mise en scène à la fois austère et stylisée, Eggers joue intelligemment sur l’absence quasi-totale d’effets et plonge le spectateur dans une terreur diffuse très troublante. Parallèlement, il ancre son film dans un contexte peu visité par le cinéma d’horreur (l’Amérique du 17ème siècle ) et, ce faisant, donne corps à une charge virulente contre l’hystérie bigote de l’époque.
The witch s’impose alors comme une œuvre hybride, naviguant entre le conte horrifique rempli de diables et de forêts hantées et la tragédie intimiste d’une famille qui sombre dans la folie et la paranoïa. Un véritable coup de maître, qui connut un important succès public et lança la carrière de Robert Eggers.
La critique du Poulpe (par Séraphin)
Le format A24
Lorsqu’en 2015 Robert Eggers fait paraître The Witch, beaucoup y voient une bouffée d’air frais dans le paysage horrifique. Le film se revendique austère, farouchement ancré dans un langage archaïque, porté par des images qui semblent puiser dans les tableaux de Goya ou de Friedrich. On y lit une promesse : celle d’un cinéma indépendant américain capable de renouer avec la radicalité, de plonger dans les ténèbres sans concession, de retrouver la puissance de l’imaginaire ancien.
Mais derrière cette radicalité apparente, il faut voir la main invisible d’A24, société de production et surtout de branding esthétique, qui a su transformer cette singularité en produit « cool », reconnaissable, exportable — et profondément édulcoré. Le premier geste d’A24 est de se nourrir de films qui, dans un autre contexte, seraient restés des objets marginaux, exigeants, peut-être voués au circuit restreint des festivals.
The Witch aurait pu être un film d’art et essai obscur, habité par ses dialogues incompréhensibles, ses silences interminables, son refus des jump scares. Mais A24 l’a enveloppé dans un discours marketing : « a New England folktale », « prestige horror », « elevated horror ». Autrement dit, on a pris un matériau brut, inquiétant, pour le traduire en produit culturel consommable par le public en quête de distinction.
Le geste radical est donc falsifié : on ne regarde pas The Witch pour être confronté au vertige de l’incompréhension ou de la terreur archaïque, mais pour appartenir à une communauté culturelle qui consomme l’horreur comme un signe de raffinement. C’est l’horreur comme lifestyle, où la frayeur est toujours contenue dans un cadre élégant, la case aesthetic.
À première vue, The Lighthouse le 2ème film de Robert Eggers semble échapper à ce reproche : noir et blanc granuleux, format carré, dialogues incompréhensibles. Pourtant, la main d’A24 s’y devine. Le film ne plonge jamais totalement dans la folie crue ou l’illisible : il maintient toujours une distance esthétique, une élégance qui empêche la perte totale de repères. Même la déchéance alcoolique et la crasse des corps sont filmées avec une beauté plastique irréprochable. On contemple la folie comme une œuvre d’art, jamais comme une expérience viscérale.
Là réside le cœur du problème : A24 a inventé une grammaire visuelle standardisée de la radicalité. Palettes désaturées mais jamais crasseuses, cadrages millimétrés, lumières naturalistes mais soigneusement calculées, silence sonore pesant mais maîtrisé : chaque élément vise à produire un effet de « gravité esthétique ». The Witch s’inscrit parfaitement dans cette logique. Le film est sombre, oui, mais jamais sale. Il est inquiétant, mais jamais chaotique. Il est archaïque, mais jamais rugueux. Tout ce qui pourrait choquer par sa matérialité — la puanteur des corps, la violence viscérale, l’irrationalité délirante — est lissé, réduit à une belle surface contemplative.
En ce sens, A24 n’encourage pas l’expérimentation : elle symbolise la singularité. Ses films se ressemblent tous par cette patine « arty » qui rassure le spectateur tout en lui donnant l’impression de voir une œuvre exigeante. On ne sort pas de The Witch souillé, bouleversé, hanté — on sort satisfait d’avoir « consommé » une expérience esthétiquement pure, parfaitement alignée avec l’image de marque A24, qui est moins une maison de production qu’une fabrique de désir esthétique. Elle transforme le cinéma indépendant en label, en logo à consommer. Elle fonctionne comme une marque de streetwear : acheter (ou regarder) un produit A24, c’est afficher une appartenance culturelle.
The Witch devient alors une pièce dans ce vestiaire de distinction : horreur érudite, étrangeté folklorique, ancrage historique, tout cela empaqueté dans une bande-annonce léchée, un poster minimaliste, une identité graphique reconnaissable entre mille.
Cette marchandisation a une conséquence directe : l’étrangeté est neutralisée. Là où le cinéma d’horreur devrait ouvrir des gouffres, déranger, salir l’imaginaire, A24 s’arrange pour que la peur soit présentable. Même le diable, dans The Witch, finit par devenir une silhouette charismatique, presque séduisante, immédiatement intégrable à la culture pop.
Il faut enfin pointer le paradoxe : A24 se vend comme le chantre du cinéma indépendant, alors qu’elle impose une forme standardisée de l’originalité. Être produit ou distribué par A24, c’est se plier à un imaginaire préconçu : lenteur contemplative, ambiance pastorale ou urbaine stylisée, symbolisme appuyé, et un soupçon de provocation savamment dosée. Rien de trop démesuré, rien qui risquerait de faire fuir le spectateur cultivé. L’indépendance n’est plus qu’une esthétique, un vernis.
Dans le cas de The Witch, Eggers a sans doute sincèrement voulu restituer la terreur puritaine du XVIIe siècle. Mais l’intervention d’A24 a transformé ce projet en un produit A24 typique : trop soigné pour être sale, trop stylisé pour être vraiment dangereux.
Ce qu’il faut refuser, c’est cette normalisation de la radicalité. A24 n’est pas le sauveur du cinéma indépendant ; c’est une machine à rendre l’étrangeté confortable, à domestiquer le monstrueux, à aseptiser le chaos. The Witch aurait pu être un rituel inquiétant, une plongée dans l’opacité des croyances et la matérialité du mal. Il est devenu — par la grâce d’A24 — une belle parabole gothique, calibrée pour l’œil consommateur.
Nous devons réclamer un cinéma qui ose la rugosité, l’excès, le dérèglement formel. Un cinéma qui ne se contente pas de faire joli dans les galeries d’images en ligne, mais qui attaque, souille, déborde. L’horreur n’a pas besoin d’être elevated : elle doit être vécue comme un poison, pas comme un vin millésimé.
À ceux qui célèbrent A24 comme l’avenir du cinéma indépendant, répondons que l’avenir ne réside pas dans l’esthétisation cool de la différence, mais dans le refus de tout lissage. Contre l’aseptisation, revendiquons la saleté. Contre le branding, revendiquons l’opacité. Contre A24, revendiquons un cinéma qui mord.





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