Un film de d’Alejandro González Iñárritu
- Durée : 2h24
- Pays d’origine : Mexique
- Date de sortie : 2000
- Genre : drame – thriller
Dès son premier long métrage, Iñárritu frappe très fort avec un film radical et maitrisé, qui annonce une carrière hors-norme
Lorsqu’il réalise Amours chiennes, Inarritu a 37 ans et déjà un beau parcours professionnel derrière lui (DJ pour une radio rock, directeur artistique d’un grand groupe de télévision et cinq courts-métrage). C’est probablement cette maturité qui lui permet de signer un film totalement abouti, le premier d’une série baptisée « trilogie de la Mort », dont les deux autres volets seront 21 grammes et Babel. Bâtis sur le principe du récit choral (qui rappelle Robert Altman ou Paul Thomas Enderson), les trois films proposent une structure narrative similaire, avec l’entrelacement de plusieurs histoires et personnages interconnectés.
Sur cette trame, Amours chiennes est d’une radicalité glaçante et plonge le spectateur dans un univers sans pitié, où la misère sociale engendre la violence. Ici, pas de compassion ni d’espoir, seulement la lutte acharnée pour la survie, filmée avec une implacable lucidité. Le réalisateur de Birdman dissèque les strates de la société mexicaine, des bas-fonds criminels à l’élite obsédée par les apparences, en passant par une classe moyenne en équilibre précaire. La violence et la masculinité toxique règnent en maîtres, dans une ambiance âpre et délétère.
Ce drame sans concession, où loyauté, inégalités et fatalité s’entremêlent, sera un énorme succès au Mexique et obtiendra le grand prix de la semaine de la critique au festival de Cannes. Il propulsera Iñárritu sur la scène internationale, lui ouvrant les portes d’Hollywood et l’accès à des stars comme Sean Penn ou Brad Pitt. Un succès public doublé d’une reconnaissance critique qui lui permettra, après John Ford et Joseph Mankiewicz, d’être le troisième réalisateur à remporter deux Oscars consécutifs, en 2014 pour Birdman et en 2015 pour The revenant.
La critique du Poulpe (par Séraphin)
La vie, cette chienne
Amores perros d’Alejadro González Iñárritu se distingue par une esthétique brute : une caméra à l’épaule tremblante, une lumière froide et austère, contrastant avec quelques rares éclats de chaleur, et une mise en scène nerveuse qui insuffle à chaque intrigue un sentiment d’instabilité. À travers trois histoires qui s’entrecroisent à Mexico — celles d’Octavio, jeune homme amoureux de la femme de son frère ; de Valeria, mannequin en pleine ascension ; et de Chivo, ancien guérillero devenu tueur à gages — le film explore les aspects les plus sombres de la vie urbaine.
Dès les premières scènes, leurs univers semblent irréconciliables : Octavio rêve d’amour et d’évasion, Valeria incarne la réussite et la beauté médiatique, tandis que Chivo vit en marge de la société. Pourtant, un violent accident de voiture les réunit brutalement, bouleversant à jamais leurs destins.

Iñárritu ne s’attarde pas sur les liens narratifs entre ces personnages, mais sur les thèmes qui les relient : la violence, la perte de contrôle, la dépendance et la survie. À travers un montage alterné et des motifs visuels récurrents, il invite le spectateur à établir des correspondances entre eux. Le point commun le plus évident ? Leurs chiens, qui deviennent le miroir de leurs propres luttes. Les combats canins servent d’allégorie à la condition humaine, révélant la tension permanente entre domination et vulnérabilité, pouvoir et chair. Les corps, dans Amores perros, sont des prisons. Les images crues de blessures, de sang et de douleur posent une question fondamentale : sommes-nous maîtres ou prisonniers de nos corps ? Et que signifie exercer le contrôle sur le corps d’autrui ?
Les chiens du film illustrent parfaitement cette impuissance. Loyaux, incapables de consentement, ils subissent les caprices humains. Dans les combats orchestrés par Octavio, chaque chien abattu est remplacé sans hésitation, réduisant ces animaux à de simples objets jetables. Même Richie, le chien de Valeria, choyé et vivant dans le confort, n’échappe pas à la négligence : coincé sous le plancher de son appartement, il devient le symbole de la fragilité derrière les apparences de luxe. La relation entre Octavio et son chien Cofi se dégrade, passant de la tendresse à l’exploitation : la cupidité d’Octavio finit par effacer toute empathie.

Le sort des femmes fait écho à celui des chiens. Susana, la belle-sœur d’Octavio, subit les violences de son mari Ramiro et se retrouve piégée entre deux hommes qui la désirent sans jamais la respecter. Octavio, malgré son amour sincère, reproduit à son tour une forme de domination. Valeria, quant à elle, incarne d’abord la réussite et l’indépendance : son corps est sa richesse. Mais après l’accident, ce même corps devient sa prison. Dépendante, humiliée, elle subit à nouveau la mainmise masculine — notamment celle de Daniel, son compagnon, dont le comportement révèle une misogynie latente. À travers elles, Iñárritu montre comment le corps féminin reste soumis à l’obligation de plaire et de servir, dans un monde où dire « non » semble impossible.
Les hommes, eux aussi, ne sont pas épargnés. Malgré leur position de pouvoir, ils restent prisonniers de la violence qu’ils perpétuent. Le montage fait écho entre Octavio, recroquevillé sous la douche après une raclée, et les chiens ensanglantés de l’arène. Tout le monde est victime, chacun à sa manière. La domination, qu’elle soit physique ou sociale, finit toujours par se retourner contre celui qui l’exerce : Octavio perd tout à force de vouloir posséder, Ramiro meurt, et même Chivo — figure d’apparente liberté — découvre que l’isolement est une autre forme d’enfermement. Chivo, en revanche, représente une exception fragile. Sa marginalité le rend invisible, presque libre. Vivant en dehors des codes, il agit sans rendre de comptes. Pourtant, lorsqu’il décide d’abandonner les armes et de renouer avec sa fille, une ambiguïté demeure : ce « nouveau départ » marque-t-il vraiment une libération, ou simplement un retour à la société et à ses contraintes ?

Par sa narration fragmentée et non linéaire, Amores perros met en lumière la violence omniprésente qui traverse tous les milieux sociaux. Le sang, la douleur et la perte s’infiltrent dans chaque histoire, qu’il s’agisse de la brutalité des combats de chiens ou des relations amoureuses toxiques. Même ceux qui paraissent « bons » — comme Octavio — ne sont pas épargnés. La vie de Chivo, en marge, semble offrir une échappatoire, mais elle reste précaire et illusoire.
Amores perros dresse un portrait saisissant d’une humanité enfermée dans ses corps, ses désirs et ses pulsions. Tous les personnages, qu’ils soient riches ou pauvres, hommes ou femmes, partagent la même condition : celle d’êtres vulnérables, prisonniers d’eux-mêmes. Comme l’écrit le critique David Denby, « quand l’effondrement social est total, la malchance ne semble plus arbitraire ». Dans ce chaos, le temps perd sa linéarité : tout semble se produire maintenant, toujours, et à jamais. L’accident n’est peut-être pas la cause des malheurs, mais le révélateur d’un monde déjà fracturé, où chaque choix, chaque corps, porte en lui les traces d’une fatalité inévitable.





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