Un film de Leos CARAX
- Durée : 1h46
- Pays d’origine : France
- Date de sortie : 1986
- Genre : drame
Film fulgurant ayant enchanté toute une génération de cinéphiles, Mauvais sang incarne le cinéma d’auteur dans ce qu’il a de plus inventif et de plus exigeant. A voir (ou à revoir) absolument !
Lorsque l’on dit d’une œuvre qu’elle est celle d’une génération, il est probable qu’elle apparaisse un peu datée aux yeux des spectateurs quelques années après. C’est ce que d’aucuns prétendent à propos de Mauvais sang, soulignant des dialogues artificiels et des tics de mise en scène typiques des années 80. Pourquoi pas ? Mais qui dit daté ne dit pas obsolète, et le film, près de 40 ans après sa sortie, conserve cette originalité qui aura marqué l’histoire du cinéma français.
En 1986, Leos Carax a 26 ans et est un cinéphile averti. Il a impressionné avec son premier film Boy meets girl, ce qui lui permet d’obtenir pour sa deuxième réalisation un budget conséquent ainsi que des stars comme Michel Piccoli ou Juliette Binoche (qui vient d’être révélée par Rendez-vous de Téchiné). Fort de ce nouveau statut, le jeune prodige impose ses choix, notamment son acteur fétiche Denis Lavant et ses méthodes de travail exigeantes. Carax contrôle tout, exige que chaque scène soit parfaite, ce qui entraînera de nombreux retards de tournage et donnera aux producteurs des sueurs froides. Au final, le résultat est stupéfiant ! Naviguant librement entre les genres (polar, science-fiction, romance), jouant audacieusement avec les couleurs et la musique, dans une succession ininterrompue de références cinématographiques et littéraires, Mauvais sang est un vertigineux poème visuel et sonore, dans lequel Carax fait preuve d’une virtuosité et d’un sens de l’atmosphère rares.
Lors de sa sortie, le film est accueilli avec enthousiasme, tant par les critiques (il obtient le prix Louis Delluc) que le public, notamment les jeunes. C’est un film comme on n’en fait plus, à une époque où la fréquentation des salles chute dangereusement et où des doutes apparaissent sur l’avenir du 7ème art. Dynamitant l’académisme qui régnait à l’époque dans le milieu du cinéma, Mauvais sang fut une onde de choc et devint une référence pour une nouvelle génération de cinéphiles, en France mais aussi à l’étranger.
La critique du Poulpe (par Séraphin)
Le sang vif du cinéma
Il y a dans Mauvais Sang quelque chose qui brûle avant même que le film ne commence, une idée du cinéma comme élan, comme ivresse, comme course — au sens littéral, au sens amoureux, au sens métaphysique. Avec ce deuxième long-métrage, Leos Carax s’impose non seulement comme l’héritier de Godard et de Philippe Garrel, mais comme le créateur d’une mythologie intime, agitée, romantique et dangereuse, où chaque geste semble menacé par la mort et magnifié par la poésie.
Carax appartient à la génération des cinéastes qui n’ont plus besoin de prouver que le cinéma est un art, il en assume les éclats, les risques, les contradictions. Sa mise en scène, d’une beauté souvent convulsive, n’a rien d’un exercice de style ; elle est l’expression directe d’une sensibilité qui refuse la tiédeur et cherche dans l’image un refuge autant qu’un vertige. Le cinéma, ici, est un organisme vivant — un organisme qui saigne. Denis Lavant, alter ego Carax, incarne la figure centrale de cette conception romantique. Son personnage porte l’amour comme une fièvre, un secret, une fatalité. Sa relation avec Anna (Juliette Binoche), empêchée, suspendue, presque clandestine, condense l’une des obsessions de Carax. L’amour comme phénomène irrationnel, incontrôlable, qui dérègle à la fois le corps et le monde.

La célèbre de course de Lavant sur Modern Love de David Bowie représente l’image de la passion « caraxienne » : un tourbillon d’énergie qui déborde la narration, les cadres, les logiques. L’accélération, la décharge de couleurs, les ruptures de musique, les mouvements brusques, tout participe d’une esthétique du débordement. Le cinéma devient rythme, souffle, transport. Carax filme l’amour comme un territoire inhospitalier, beau parce qu’il blesse, grand parce qu’il foudroie. C’est un amour « plus grand que nature », comme chez les romantiques du XIXe siècle : héroïque, tourmenté, solitaire — un amour qui s’éprouve à haute température.
Les influences godardiennes traversent ce film, goût pour la déconstruction narrative, dédain du réalisme, certitude que la poésie peut surgir d’un hasard ou d’un geste désinvolte. On y entend aussi Melville, son noir et blanc spectral, ses éclats de mélancolie dans une sphère de bandits. Mais Mauvais Sang n’est jamais pastiche : Carax n’imite pas, il dialogue, il réinvente. Le film puise dans les années 60 pour les projeter dans une matière résolument contemporaine. Il emprunte à la modernité sa nervosité, sa vitesse, son rapport fragmenté à l’image. Les années 80 s’y lisent en filigrane : esthétique de vidéoclip, pulsation pop, omniprésence de la télévision, obsession d’une perfection plastique. Le film semble né d’une friction entre deux époques — l’une mythique, l’autre électrique.

Carax parvient ainsi à faire de Mauvais Sang un objet paradoxal : un film immédiatement daté mais étrangement intemporel, ancré dans une décennie précise et en même temps suspendu dans un espace abstrait, hors du temps. C’est cette tension — entre le tangible et l’irréel, entre le matérialisme contemporain et la tradition romantique — qui fait son charme incandescent.
Les personnages de Carax sont souvent des artistes, même quand ils ne créent rien. Ils vivent à la façon des poètes donc intensément, dangereusement, maladroitement. Il n’est guère étonnant que le titre du film renvoie à Rimbaud, poète-maudit par excellence, adolescent éternel, exilé volontaire de la vie commune. Carax retrouve chez lui ce mélange de candeur et de désespoir, d’élan et de chute. Mauvais Sang est un film qui croit au hasard comme à une force poétique, qui croit que la beauté surgit là où la maîtrise se fissure. À la recherche de la vibration pas de la cohérence. C’est un cinéma des bords, des accélérations, des arrêts brutaux, des gestes gratuits — un cinéma qui préfère perdre l’équilibre plutôt que de renoncer à l’intensité.

Mauvais Sang est moins l’histoire d’un virus, d’un braquage ou d’un triangle amoureux qu’une méditation sur la façon dont on habite le monde lorsqu’on refuse la fadeur. Carax filme la vie comme un combat contre l’inertie, contre la mort symbolique que représente l’absence d’amour. Ses héros sont vulnérables, excessifs, fiévreux : ils incarnent une forme de résistance poétique dans un monde qui se technicise, qui se rigidifie, qui s’appauvrit. Et c’est sans doute pour cela que le film reste encore aujourd’hui si vibrant : il parle une langue émotionnelle rare, une langue où la beauté ne s’explique pas.
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